Le fil de Baudelaire

« Souviens-toi que le Temps est un joueur avide/ Qui gagne sans tricher, à tout coup ! C’est la loi. » (Baudelaire, l’Horloge, les Fleurs du Mal)

Le temps. On s’épuise à essayer de le rattraper. Il fuit constamment.

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Pour une fois, arrêtons de courir.

Prenons le temps, justement, de lire cette nouvelle d’Andrés Ametrano. Suivons le dans Paris, de la rue du Chemin Vert aux Tuileries. Et si la chance nous sourit, peut-être croiserons-nous Ariane, le Minotaure, et quelques fantômes du passé…

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Par une après-midi d’hiver ensoleillée, alors que je sortais d’un café près de la rue du Chemin Vert, une vieille affiche collée à un boîtier électrique attira mon attention. Je venais de prendre un café avec un ami, avec qui nous avions parlé de l’exposition d’un musée voisin, du temps qu’il fait, des poètes français, etc. L’affiche ne datait pas d’hier, elle était un peu passée et commençait à être partiellement recouverte par d’autres ; sans compter qu’elle avait perdu de sa pertinence, car l’événement annoncé était depuis longtemps terminé.

Sans la conversation qui avait précédé, je n’aurais peut-être pas essayé d’en savoir davantage sur cette affiche, mais là je me penchai pour mieux la déchiffrer. Elle annonçait la parution d’un nouveau livre d’un auteur prometteur. L’ouvrage était décrit comme « une nouvelle interprétation d’un vieux mythe ». Une explication de l’auteur en tout petits caractères précisait : « Dans le mythe de Thésée, le roi lui ordonne de pénétrer dans le labyrinthe où vit le minotaure – une bête avec un corps d’homme et une tête de taureau – afin de le tuer. Ariane lui donne un long fil qu’il pourra dérouler derrière lui pour retrouver son chemin jusqu’à la sortie. Thésée accomplit sa mission et devient un héros. Mais pour moi, [l’auteur], c’était l’inverse. Je voyais dans le Minotaure un poète, un homme libre, différent, emprisonné par la société, par le système. On enferme parfois ces hommes-là dans des hôpitaux psychiatriques, parfois dans des labyrinthes. » Un bien long paragraphe pour une affiche, pensai-je. J’avais déjà entendu cette histoire à l’école, dans sa version officielle du moins. Cette inversion m’aurait semblé étrange à l’époque. Thésée, défenseur de l’ordre, tueur à gages ; le Minotaure, coupable seulement de son anormalité. Je repensai à la discussion que mon ami et moi avions eue dans le café, où Charles Baudelaire avait été mentionné. Je me souvins qu’il avait été poursuivi en justice pour certains des poèmes publiés dans son plus grand recueil, Les Fleurs du Mal, et qu’il avait été condamné à payer une amende et retirer plusieurs de ses poèmes des futures éditions du livre, qui ne furent autorisés en France que bien longtemps après sa mort.

J’avais lu Baudelaire avec passion à l’adolescence. Une édition bilingue, avec une reliure grise, m’accompagnait dans les champs balayés par le vent et dans les squares animés, sur la route et sur la table de chevet d’une maison maintenant abandonnée. C’était un cadeau d’un ami, qui était à mes côtés, entre autres, quand je l’ai lu pour la première fois, dans la chaleur pesante d’une après-midi, à l’ombre d’un chêne célèbre. Quelqu’un récita « La Mort des amants », provoquant un rire moqueur chez certains, un silence ou une sorte de gêne chez d’autres. On aurait dit une mise en scène ambiguë, une farce jouée pour une occasion très sérieuse et solennelle. Quand je relis ces poèmes aujourd’hui, des aspects de cette première rencontre semblent troubles : le cadre s’est estompé, les visages et les noms de certains de ces anciens amis sont perdus à jamais. Reste pourtant le sonnet lui-même, ses vers forts et clairs comme la première fois que je les entendis.

Je me relevai, gardant le poète à l’esprit, et marchai au hasard, de la Rue de Béarn à la Place des Vosges, en passant devant la maison de Victor Hugo, devenue son propre musée. Baudelaire entretenait avec lui une relation tumultueuse. Hugo, de vingt ans l’aîné de Baudelaire, incarnait à ses yeux une figure poétique paternelle, tantôt objet d’éloges, tantôt de jugements implacables. En 1860, il lui écrivit une lettre et un poème, en lui demandant de le juger avec « un regard paternel ». L’année suivante, il le traitait d’homme vain et égoïste, qui passait son temps à « se regarder le nombril ». Et j’en passe. La première fois que je lus la critique d’art de Baudelaire, je fus frappé par sa capacité à mêler l’astéisme, la louange et la critique injuste, souvent dans le même article. On comprend alors qu’on doive la meilleure critique d’Ingres à Baudelaire, alors que le poète avait une dent contre le peintre.

Comme je n’étais pas loin et que je n’avais rien de prévu ce jour-là, je me dirigeai vers l’Île-Saint-Louis en prenant la Rue Saint-Paul ; la Seine émergea à l’angle d’une rue, luisant de son éclat trouble. J’éprouvais le sentiment inexplicable que j’étais en train de suivre quelque chose ou quelqu’un d’extérieur à Baudelaire ou à moi, mais qui nous contenait tous les deux. C’est une impression banale qui nous prend tous parfois, celle d’être un personnage de roman ou de film : « Une bourrasque l’entraîne vers le bâtiment », indiquerait le scénario à ce moment-là, pensais-je. Mais évidemment, il n’y eut aucune bourrasque lorsque je discernai la façade de l’Hôtel de Lauzun de l’autre côté du fleuve. Baudelaire y avait vécu près de deux ans, et y avait composé une bonne part des Fleurs du Mal. Malgré ses problèmes financiers et les créanciers qu’il fuyait, Charles avait trouvé un magnifique hôtel particulier, dont on retient l’architecture classique, les portes et les balcons aux ornements dorés et les gouttières en forme de dauphin.

Porté par le même élan, j’allai jusqu’au Quai de l’Hôtel de ville puis tournai à droite Rue de Lobau, où je retrouvai la longue et chic Rue de Rivoli. Je continuai dans la vague intention d’aller jusqu’au Louvre, tout en me remémorant des vers de Baudelaire auxquels j’avais attaché un sens particulier, même s’ils en proposaient plusieurs, parce que l’interprétation que j’en faisais dépendait du contexte ou des personnes avec qui j’avais lu ses poèmes. Je l’ignorais encore, mais une nouvelle circonstance de ce genre allait se présenter.

Une femme d’une beauté rétive aux adjectifs marchait dans ma direction. Elle portait un haut rayé noir et blanc, des cheveux courts couleur d’ambre et ses lèvres fines étaient fines comme des lames. Alors que je suivais le fil poétique de ma pensée, le poème de Baudelaire « À une passante » me revint en mémoire. Oh non, pensai-je, pourquoi fallait-il que ces vers superbes mais défaitistes s’insinuent dans mon esprit dans une situation aussi critique, à moi qui suis si peu versé dans l’art du romantisme impromptu ! (Et la splendide créature s’approchait, « Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse ». Quelles syllabes prononcer pour une résolution heureuse, quel jeu de regards adopter ? (Elle était à moins d’un mètre de moi, et « Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, / Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, / La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. »). Maintenant que nos pas s’étaient croisés, aurais-je le courage de… (Mais nous savions tous deux qu’elle était partie, Ô femme « Dont le regard m’a fait soudainement renaître, / Ne te reverrai-je plus que dans l’éternité ? / Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Carj’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, / Ô toi que j’eusse aimé, Ô toi qui le savais ! »

Je mis évidemment du temps à me remettre de la vision paralysante de cette femme. Cependant, une fois mon rythme cardiaque stabilisé, je m’efforçai de me rappeler mon rôle d’individu moderne et fus soulagé que personne n’eût été là pour entendre ce flot de pensées romantiques.

Le fil littéraire m’amena enfin jusqu’à la pyramide du Louvre. Je pensais à Delacroix, grand ami de Baudelaire, qui lui a consacré de nombreuses pages d’éloge. Plusieurs tableaux de Delacroix sont exposés dans la collection permanente de ce musée, dont L’Orpheline au cimetière, qui m’a toujours fait une forte impression : la couleur de sa peau, son air grave et triste, et son regard qui se projette hors de la toile et semble se porter sur la pièce-même, n’épargnant pas le spectateur attentif. Lorsque Baudelaire écrit sur son ami au Salon de 1846, il le compare à Victor Hugo : « Mr Victor Hugo est devenu un peintre en poésie ; Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poète en peinture. »

En passant devant la Place du Carrousel qui ouvre sur le jardin des Tuileries, je ne pus que penser au poème « Le Cygne ». Baudelaire l’avait écrit en réaction aux changements architecturaux qui touchaient ce quartier : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ». Napoléon III avait ordonné des démolitions et des nouvelles constructions afin de relier le jardin des Tuileries au Louvre et d’agrandir le Palais des Tuileries. Je me demandai quelle aurait été la réaction de Baudelaire s’il avait pu voir la Commune de Paris brûler ce palais en 1871, quatre ans après sa mort.

J’eus l’impression que ma promenade imprévue avait trouvé sa conclusion. Des nuages gris unanimes s’installaient. Je repensai à l’affiche et remerciai l’auteur de ce livre de m’avoir poussé vers cette belle aventure. Je me remémorai aussi le fil d’Ariane, déroulé dans tout le labyrinthe. D’un côté, elle et moi, passifs. De l’autre, Thésée et le Minotaure, engagés. Parfois l’artiste perd une bataille pour mieux gagner la guerre dans l’au-delà, comme Baudelaire, dont le génie n’a été véritablement reconnu qu’après sa mort. Sa vie me semblait une série de charmantes défaites qui complétaient en quelque sorte sa personnalité et son style. Je souris alors, comprenant que le fil littéraire de Baudelaire est quelque chose qu’on peut trouver, ou avec un peu de chance, qui peut vous trouver n’importe où dans le monde. Et je savais que contrairement à celui d’Ariane, le fil de Baudelaire ne vous aide pas à sortir du labyrinthe, mais vous y entraîne, de manière à vous laisser une fois encore toucher sa surface irrégulière, voir les plantes grimpantes qui l’entourent, et éprouver la mélancolie de ces murs érigés sous sa plume. Et s’y perdre.

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